S'informer, à quoi bon? par Bruno Patino - La Martinière Jeunesse
Émetteur du résumé : François C.
Chaque instant nous apprend quelque chose. Tout nous arrive, via Tik Tok, Instagram, Reddit, YouTube, Facebook, Snapchat, Twitch, Brut, Konbini. On nous divertit, on nous scandalise, on nous interroge, on nous bouleverse, on nous alerte, on nous raconte, on nous explique. L’information, désormais, nous atteint sans que nous l’ayons demandée. Nous n’avons plus besoin d’aller la chercher. La « fatigue informationnelle » n’est pas une vue de l’esprit, elle touche, en France, une personne sur deux, d’après la fondation Jean-Jaurès.
Nous n’avons jamais eu autant d’informations, mais « trop, c’est trop ». Certains analystes appellent cela « l’infobésité ». Dans le domaine de l’information, tous les messages ne se valent pas, et tous les émetteurs n’ont pas le même statut…L’information est le résultat d’une transformation, d’une action humaine. Elle doit mettre en jeu un processus de vérification, par un individu ou une organisation désintéressée et responsable. Ce que les Anglo-Saxons résument en trois lettres : VIA (verified, independent, accountable). En premier lieu, informer permet de contrôler la façon dont les pouvoirs se comportent.
C’est en cela que la liberté de l’information est à la racine des autres libertés : elle permet, par la dénonciation de ce qui les menace, de les protéger. En second lieu, l’information organise quelque chose que le philosophe allemand Jürgen Habermas appelle « l’espace public », i.e. un ensemble de personnes rassemblées pour discuter des questions d’intérêt commun. La qualité et la fiabilité de l’information sont des données essentielles à la qualité du débat public…Contrôler l’action des pouvoirs et organiser l’espace public : ces deux fonctions de l’information contribuent à permettre au « public » d’agir en citoyen. L’information n’est pas un don du ciel. Elle n’a pas toujours existé.
En quelques siècles, nous sommes passés de son invention à son accélération, pour aujourd’hui constater son engloutissement. D’un monde où l’information était rare, nous sommes passés à un monde où elle est surabondante, multiple, protéiforme et présente en permanence. Comme le dit le slogan du Washington Post (adopté en 2017) « la démocratie meurt dans les ténèbres », et la presse est là pour apporter la lumière. En matière d’information, il n’existe ni âge d’or ni période maudite, et toutes les époques charrient leurs propagandistes et leurs enquêteurs. L’industrie s’invite dans le domaine de l’information par l’invention des mass media : des médias qui ont les moyens de toucher un très grand nombre de personnes…Le développement des journaux à grand tirage accompagne celui de l’industrie. L’essor économique des médias audiovisuels va de pair avec celui de la société de consommation.
Le BIG BANG numérique va faire exploser ce système de diffusion de masse pour promouvoir la multiplication des canaux et, pour l’information, cela va tout changer. C’est l’écran total qui absorbe une partie croissante de nos existences via des applications qui entrent en concurrence les unes avec les autres…Tous les messages sont en concurrence pour capter notre attention à tous moments de la journée, alors même que notre temps d’attention ne cesse de diminuer (8 secondes pour les poissons rouges, 9 pour nous)…Un monde riche en messages est un monde pauvre en attention disponible. Le mélange des messages, la confusion des rôles et la viralisation nourrissent le doute sur l’identité de celui qui parle et une incertitude sur la nature de ses propos. C’est désormais le règne de l’émotion et de la croyance…Plus un message engage nos émotions, nos réactions « tripales », plus vite nous le regardons et plus nous le « viralisons ». Or, ce n’est pas parce que les réseaux n’ont pas d’idéologie qu’ils sont neutres.
Nous sommes les victimes de ce système, bien sûr, mais des victimes consentantes. Nous ne sommes pas les objets des algorithmes, nous dansons le tango avec eux. Notre cerveau adore modifier notre comportement pour que nos croyances ne soient pas remises en cause…Nous produisons nous-mêmes des arguments pour contrer les faits qui bousculent nos certitudes. Festinger appela cela la « dissonance cognitive ». Nous sommes entrés dans l’époque où la structure des réseaux (liés à leur modèle économique) et la nature humaine se font la courte échelle pour imposer, dans tous les domaines, la domination de l’émotion, de la croyance et des pulsions. Un espace public où tout le monde se croit prophète et, dans le même temps, doute de tous et de tout, nourrit un affrontement d’un nouveau genre : la guerre des récits.
A l’intérieur de chaque territoire, c’est le combat des arguments de tous contre tous, de toutes les opinions contre toutes les opinions, le combat qui remplace le débat. Cette polarisation produit une démocratie émotionnelle, une « émocratie », qui tend vers l’ingouvernabilité. Ne pas s’informer, c’est laisser entrer la guerre des récits en nous, être son objet et son sujet…L’absence d’information nourrit la défiance envers tout interlocuteur qui ne partage pas notre opinion et notre croyance, et elle nous laisse comme ballottés au rythme des buzz et des controverses. S’informer quotidiennement, c’est un peu comme les cinq fruits et légumes par jour : quelque chose qui nécessite une action de notre part, ce que les Anglo-Saxons appellent notre régime informationnel (news diet).
Ce n’est pas une contrainte, mais un outil d’émancipation individuelle, cela nourrit notre capacité d’agir. C’est pourquoi il faut, individuellement, se forcer à s’informer auprès de sources qui respectent les règles de la vérification, de l’indépendance et de la responsabilité. L’engagement pour une cause n’est pas forcément contraire à l’information. Ce qui compte, c’est de savoir si ce qui est transmis respecte la rigoureuse exactitude des faits et ne ment ni par action ni par omission.