Elan Vital : antidote philosophique au vague à l'âme contemporain par Sophie Chassat - Calmann Levy (essai)
Émetteur du verbatim: François C.
La présence de l’élan vital se reconnaît à ce que, quelque chose bougeant en nous, dans tout notre être, corps et âme, nous sommes conduits à faire bouger quelque chose à l’extérieur de nous sous la forme d’un inédit, d’une origine. L’élan vital n’est pas là pour nous faire traverser l’existence sans heurts, car, quand l’élan vital n’est plus, nous perdons tout simplement “l’envie”, qui porte si bien son nom : en vie ! Cultivons notre élan vital. La vie ne vaut pas d’être vécue en mort-vivant.
Première partie DESCRIPTION : L’ELAN VITAL Cerner l’élan vital pour apprendre à le (re)connaître
Mouvement
L’élan vital se manifeste quand nous coïncidons pleinement avec ce mouvement de la vie en nous, quand nous ne faisons plus qu’un avec l’impulsion génératrice de vitalité qui est en nous…Aussi nous sentons-nous invincibles quand il nous habite et que rien ne l’amoindrit : notre vivacité est intarissable, rien ne peut nous arrêter. L’élan vital est d’ordre germinatif, bourgeonnant. Le sentiment qu’il procure est celui d’un afflux de suc, d’une inflorescence, d’une émergence chrysalidaire. Pour le vivant, l’enjeu est donc moins le maintien de l’équilibre immobile de son milieu intérieur que le mouvement perpétuel qui lui permet de s’adapter à d’incessantes métamorphoses. La vie est une aventure, pas une sinécure. « Augmenter sa puissance d’être », tel est bien, pour reprendre la formule spinoziste, le programme du vivant qui vise sa propre expansion : fuser, rayonner, abonder. L’élan vital apporte un surcroît d’être.
Temps de la qualité : des temps où « notre moi se laisse vivre », des temps pour soi, des temps solitaires, le temps des expériences esthétiques, du « quality time » avec ses proches. Ce type d’expériences temporelles exige toujours une forme de suspension : la mise entre parenthèses de l’agenda… Temps du continu : des temps longs qui excèdent les délais dits raisonnables… Temps de l’intensité : des temps soutenus, des temps exceptionnels, des contretemps, des temps qui rompent avec la monotonie… Temps de la différence : créer des occasions de premières fois, il y a tant à faire, tellement de choses à découvrir !
En cultivant au quotidien ces instants et ces lieux chargés d’élan vital, nous nous donnons les moyens de revenir à nous, i.e. à la source même de notre impulsion vitale. Pas d’explication rationnelle à ces effets de synchronicité et de sérendipité, mais c’est bien dans ces moments de lune de miel entre nous et le monde que nous éprouvons le plus ce sentiment de vitalité illimitée qui nous fait nous sentir vraiment vivants.
Créations
Sans cesse, donc, la vie dévie. Génératrice ininterrompue de nouveautés, d’individuations absolument singulières, mais aussi source d’imprévisibilité, elle bifurque, ne cesse de prendre la tangente…C’est pourquoi la véritable « adaptation » est invention et non accommodation. S’adapter, c’est toujours innover ; la contrainte appelle une réponse qui n’est pas prédéterminée, ce qui exige d’aviser et d’oser ce qui n’existe pas encore.
Cette sensation d’avoir la primeur du monde, c’est bien l’état dans lequel nous sommes quand l’élan de vie bat à plein en nous. Tout est plus clair, lumineux, tout semble inédit. Nous nous faisons « voyants » car nous voyons effectivement tout, plan large autant que détails microscopiques. Nous naissons à nous-mêmes et au monde sans discontinuité, rejouant ainsi la logique même de toute impulsion vitale : percer et s’ouvrir.
A notre échelle, nous avons tous le pouvoir d’être des créateurs. Par nos actions, bien sûr, quand l’action est « créaction » (action originante), mais aussi par nos idées qui ont la puissance d’ouvrir d’autres horizons possibles au réel, d’en révéler des dimensions inexplorées jusque-là. A quelque degré que ce soit, ce qui compte, c’est de mettre en œuvre des processus créatifs car toute création est mise au monde du monde lui-même.
Dans ce devenir qui nous fait advenir à nous-mêmes, il y a d’abord la trace de la volonté. Nous sommes ce que nous voulons devenir, nous avons le choix. Laisser couler, attendre que ça passe : un choix ; adopter la solution de facilité : un choix ; se laisser gagner par le cynisme : un choix ; partir ou rester : un choix ; sourire ou pas ; un choix. Nous nous modelons au quotidien par tous ces micro-choix, et nous finissons par leur ressembler.
La puissance vitale est fertile, généreuse, contagieuse, elle dote toutes choses de sa qualité : elle fait « être plus ». Au contraire, celui qui est privé de l’ivresse vitale retire également à toutes choses leur puissance d’être et les fait « être moins ». On songe ici à la façon dont les individus chagrins et lugubres nous contaminent de leur tristesse d’être, quand les personnes solaires nous font rayonner à leur seul contact.
Corps compris
L’élan vital suppose et exige ainsi une pleine et totale incarnation. Retrouver le goût de la vie demande d’ailleurs souvent d’apprendre d’abord à habiter à nouveau son corps. Quand on se sent privé d’énergie vitale, il ne faut surtout pas penser, il faut bouger…Tout (re)commence par le corps, car la vie n’est pas éthérée, la vie est matérielle. Son mouvement de création incessante se nourrit du plus tangible.
Il y aurait ainsi toute une physiologie de l’élan vital à faire. Abordons l’exercice par un détour : toutes les métaphores qui dépeignent l’élan vital sont corporelles. Elles ne se contentent pas d’emprunter une image au monde matériel comme le font toutes les métaphores, elles racontent souvent aussi un état physique de l’être. Les images convoquées sont en majorité charnelles, viscérales, organiques : Force vitale. Energie vitale. Goût de vivre. Appétit de vivre. Souffle de vie. Flamme intérieure.
Les épreuves auxquelles la vie nous confronte ne sont donc pas en soi ce qui brise notre élan vital. Les obstacles peuvent même nous conduire à son affirmation redoublée quand, au contraire, l’absence de difficultés et d’entraves conduit souvent au vague à l’âme, au taedium vitae (« lassitude de la vie »). L’élan vital s’expérimente parfois à son acmé dans le passage de l’ombre à la lumière, le clair-obscur semblant favoriser la « fureur de vivre ».
Deuxième partie PRESCRIPTION : LES BIOPHORES Discerner ce qui active et nourrit l’élan vital
Les biophores
Croire en l’élan vital, puis l’activer partout où cela est possible. Pour cela, identifier les « biophores », littéralement les « porteurs de vie ». Est biophore toute expérience qui active, nourrit et transmet l’élan vital. Est biophore ce qui éveille, stimule et féconde la « vie vivante ».
La vie intérieure
Se constituer une « poche mentale » qui soit un lieu de ressourcement -tout à la fois un refuge et un petit monde à soi…La coloration de mon univers mental dépend à la fois de ce que j’y ai accumulé, mais aussi de la façon dont je l’ai ordonné et, surtout, du tourbillon que j’y active à chaque instant. Car l’élan vital se nourrit de tous ces liens qui se tissent entre ces éléments qui m’habitent.Il y a ainsi toute une dynamique de l’intérieur qui reflète notre dynamique intérieure. D’où l’importance de se sentir bien chez soi et de rythmer ses espaces pour que s’y reflète la puissance plurielle de notre sève intime. Un « chez soi » peut être un biophore intense, il peut aussi être notre prison. Plus qu’un havre de paix, une vie intérieure ressemble ainsi à un incessant voyage où nous ne devons pas craindre les multiples transmutations qui nous font renaître à nous-mêmes.
Les trésors du monde
Je crois que l’élan vital se nourrit de la contingence, que quand tout est devenu nécessaire dans une vie, il s’épuise. En regardant le monde que nous côtoyons au quotidien comme fondamentalement contingent, comme pouvant ne pas être et ne pas être tel quel, nous éprouvons le sentiment de l’inventivité du réel – et peut-être avons-nous besoin de ressentir cela pour nous rappeler que nous pouvons, nous aussi, nous réinventer à chaque instant, même quand la quotidienneté s’est installée.
Ce renouvellement constant du monde nous fait cependant éprouver le nevermore de chaque instant. Ce qui a eu lieu n’aura plus lieu, ce que j’ai vécu ne reviendra pas. Pas de seconde fois. Pourtant, loin de devoir nous rendre tristes, cette conscience de l’irréversibilité du temps nous appelle à vivre toujours plus intensément l’unicité absolue du moment présent et surtout à appréhender le cours de l’existence comme une succession ininterrompue d’occasions, de chances à saisir. Chaque fois que j’apprends la destruction d’un écosystème, la disparition d’une espèce, la mort d’un paysage, je me sens meurtrie, parce que les coups infligés à l’élan vital dans le monde vivant sont des coups qu’on inflige à mon propre élan vital.
Le lien aux autres
Plongée tout à coup dans une situation « entre la vie et la mort », elle avait traversé une profonde crise existentielle où la hiérarchie de ses valeurs s’était entièrement recomposée. S’en étant finalement sortie, elle avait formulé l’hypothèse selon laquelle la réflexion sur le sens de la vie n’était pas une question d’âge comme on le croit souvent, mais le résultat d’une situation où l’horizon temporel se rétrécit, laissant entrevoir un terme possible à l’existence. Ce qui compte vraiment dans la vie s’éprouve quand le temps est compté, et cela quel que soit le nombre d’années au compteur.
Authenticité, réciprocité, unicité, transformation, symbiose : l’amitié coche toutes les cases. Elle préserve sur le long terme la délicate équation de la relation biophore…L’autre m’est totalement indispensable à la fois puisque la seule idée de sa disparition me cause une peine immense et parce que son absence m’amoindrit quand sa présence me revigore.
Troisième partie PROSCRIPTION : LES BIOCIDES Identifier et lutter contre tout ce qui nous dévitalise
Biocides
Si ce qui caractérise l’élan vital est mouvement, création et corporéité. Ce qui, en contrepoint, l’affecte négativement est immobilité, stérilité et anesthésie. L’amour de la vie se révèle quand celle-ci nous échappe. Alors se produit une ruade vitale, du même ordre que celle que décochent, paraît-il, les animaux aux abois. Tout proteste et résiste à la perspective de la non-vie, tout redevient possible, on se promet que si on en revient, tout renaîtra.
L’idéal
Si la beauté idéale est captivante, elle n’est qu’»un rêve de pierre », un fantasme minéral et non un vécu organique. Le charme, lui, est palpitation, vibration…Humaine, la beauté a besoin du « grain de beauté », du « je-ne-sais-quoi ». Car c’est dans les brins d’imperfection que se niche « le sel de la vie ». C’est que tout va ensemble : pas d’enthousiasme sans travail, fatigue et douleur. Si on veut le premier, on ne peut s’épargner les trois autres. Toute création est une mise au monde qui nous met « à vif ». Vouloir la vie, c’est vouloir toute la vie. On ne peut pas faire le tri, il n’y a qu’un seul lot. Ainsi, alors que l’idéal de perfection exige l’instantané et la performance, le perfectionnement implique le temps long et la persévérance. Le perfectionnement pourrait même se révéler être l’éthique de l’élan vital : se perfectionner en sachant qu’on n’atteindra jamais la perfection, mais ne cesser d’y tendre.
La plainte
Quand je me plains, je dis en somme que la vie m’est une insulte intolérable et que je mérite mieux que ça. Et j’attends. J’attends que quelque chose ou quelqu’un m’indemnise pour cette injustice qui m’est faite. Car la plainte, loin de conduire à vouloir changer ce réel irritant, amène à enregistrer l’existant. L’inaction est la vérité de la plainte, la revendication sans fin son horizon. Car la vie est action, invention, par nature pourvoyeuse de résolutions en forme de révolutions. Elle n’est même que cela. Les organismes vivants sont des exemples de solutions actives et créatrices à des problèmes qui se posent à eux. Nous avons le pouvoir de transfigurer nos blessures et, par la réactivation de notre élan vital, de produire de nouvelles gerbes de vitalité. Rien n’est jamais sans espoir. Evangile selon saint Matthieu : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, qui la lui rendra ? Et si c’était nous-mêmes ?
La norme
Nos choix de société actuels, en cours (car rien n’est encore joué) vont dans le sens d’une mécanisation exponentielle de la vie. Toujours plus tatillonnes, réglant les menus détails de nos actions quotidiennes, les normes ne se contentent pas d’émettre des recommandations, elles ont une force contraignante : nous devons les respecter, suivre les consignes, nous soumettre à des contrôles et à des évaluations. La norme n’a pas d’esprit, elle n’a qu’une lettre, aucune interprétation ou second sens n’est possible. La norme est ainsi biocide de toute « énergie spirituelle » : elle étouffe dans l’œuf l’expression de notre vitalité créatrice et vide toute chose de la possibilité d’un sens qui soit irréductible à la logique de la normativité. La norme est insensée, elle est anti-vitale.
CONCLUSION
L’élan vital n’est plus une option, il est notre manière d’affirmer, contre tous les biocides en cours, le parti pris de la vie contre ce qui la réduit, l’empêche, la menace. Cet « élan » doit reprendre son sens premier d’arme de combat : une « lance » à jeter avec force contre l’ultra-mécanisation et la dévitalisation en cours de nos existences. Notre responsabilité est de le réactiver, de l’amplifier et de l’essaimer autour de nous, partout où cela est possible. Littéralement, il nous faut désormais être sur le qui-vive.