Le retour de la guerre par François Heisbourg - Odile Jacob (essai)
Émetteur du verbatim : François C
Chapitre I LA PANDÉMIE COMME ACCÉLÉRATEUR DE L’HISTOIRE
Sur sa durée depuis décembre 2019, il s’agit bien de la pandémie la plus meurtrière en l’espace d’un siècle. Mieux valait être riche que pauvre, bien nourri qu’obèse ou démuni, convenablement logé que condamné à la promiscuité, membre du groupe dominant que victime de discriminations ethniques ou religieuses. Mais jusqu’à quand et jusqu’où cet « argent-hélicoptère » est-il possible ? Nous manquons de précédents par rapport à la combinaison en 2020 – 2021 de l’envolée de l’endettement public, d’interventions sans limites des banques centrales, de quasi absence d’inflation, de taux d’intérêt voisins de zéro et d’envolée du cours des actifs boursiers. Socialement et éventuellement politiquement, la pandémie voit s’accumuler la poudre des explosions futures.Un facteur commun relie entre elles toutes ces réponses sanitaires, économiques et sociales à la pandémie, c’est le renforcement du rôle de l’État sous toutes ses formes, qu’il soit prescripteur, régulateur, ordonnateur, répressif. Simplement, il ne faut pas confondre crise de la mondialisation et crise, par ailleurs bien réelle, de la démocratie, largement imputable justement à l’accroissement des inégalités et de la précarité. Maîtriser et encadrer la mondialisation tant chinoise qu’américaine est au contraire une des conditions d’un regain démocratique. Loin d’être un sujet pour geeks, le domaine numérique et cybernétique est devenu une des clés des relations entre pays. Pendant la pandémie, de façon passablement chaotique et parfois sans cadrage clair, les freins à la circulation des personnes ont été mis en place à l’intérieur de la zone Schengen. Tests PCR obligatoires, quarantaines plus ou moins dures, voire fermetures complètes de frontières se sont multipliées. Le fait est que la pandémie a d’ores et déjà exacerbé la lutte entre les deux principaux pôles de puissance de la planète : la logique est celle de la Covid comme accélérateur de l’Histoire. La pandémie laisse dans son sillage un monde plus divisé et polarisé, dans lequel les facteurs de désordre et les égoïsmes se sont trop souvent donné libre cours, offrant un champ libre aux instincts de conservation et aux appétits de prédation. Dans l’immédiat, elle a exacerbé la confrontation entre les deux superpuissances et les modèles de gouvernance et les valeurs idéologiques que chacune incarne.
Chapitre II CHINE – ÉTATS-UNIS : LES SUPERPUISSANCES ET LA GUERRE
La superpuissance américaine a de beaux restes, et pas seulement dans le domaine militaire. Le positionnement confrontationnel des deux superpuissances sera fait au mieux de rivalité tant idéologique qu’économique et stratégique. Au pire, la confrontation exclura toute stabilisation des relations dans la durée et pourrait déboucher sur la guerre directe ou indirecte, massive ou limitée. Dans tous les cas cependant, les relations internationales de chaque État sont contraintes par les données de politique intérieure, que celles-ci soient le produit de processus démocratiques, comme le Brexit britannique ou le « Make America Great Again ! » de Donald Trump, ou le fruit d’autres logiques : autoritarisme poutinien ou léninisme chinois. Cet impératif qu’est pour la Chine l’unité et cette priorité qu’est la lutte contre le séparatisme n’ont pas, ou plus, leur équivalent du côté américain : si la guerre de Sécession a laissé de profondes plaies en termes de relations raciales, le séparatisme n’est plus un sujet. Il y a là une asymétrie qui pourrait s’avérer belligène. L’Amérique de Biden entend organiser politiquement et stratégiquement le système international, et plus spécialement l’immense aire Indo-Pacifique, autour de la défense et l’illustration de la démocratie. Contrairement aux États-Unis, la Chine n’a pas de réseau d’alliances de sécurité et de défense sur lequel s’appuyer et à partir duquel se projeter. L’Empire britannique à son apogée de la fin du XIXème siècle préfigure à bien des égards les nouvelles routes de la soie à la fois maritimes et terrestres, commerciales, informationnelles, stratégiques et, le cas échéant, militaires. Au quotidien, une sorte d’infra-guerre existe d’ores et déjà entre la Chine et les États-Unis. Cyber-opérations de toutes sortes, à des fins de renseignement, d’entrainement, de rançonnement ou de sabotage, ne sont certes pas le monopole des superpuissances, mais elles en font sans surprise un usage substantiel, le cas échéant en soutien d’opérations informationnelles, sur le registre des fake news et autres « infox »…Ce champ de bataille est extraordinairement propice aux dérapages et à des processus d’escalade pas forcément prévus. Dans la grande région Indo-Pacifique, nous sortons de ce qui ressemblait aux compromis stabilisateurs de la guerre froide vers une rupture incertaine et instable du statu quo. En tout état de cause, l’ordre stratégique dans la grande région Indo-Pacifique a perdu la stabilité qu’il possédait depuis les années 1970 et il n’a pas la robustesse que possédait l’ordre bipolaire de la guerre froide. Pour les pays européens, un bouleversement dans la région Indo-Pacifique au profit de la Chine et aux dépens du système d’alliances américain aurait d’immenses conséquences, que cela passe par la guerre ou par la menace du recours à la force.
Chapitre III LA DÉMOCRATISATION DE LA GUERRE
Si un conflit entre la Chine et les États-Unis est désormais au centre des risques stratégiques à l’échelle de la planète, la guerre elle-même change de nature, dans ses moyens comme dans sa pratique. Il est possible de dire qu’elle se démocratise tout en se banalisant. Dans la guerre asymétrique, l’un des principaux enjeux est précisément la capacité de déterminer qui, des protagonistes en présence, imposera « sa » règle du jeu. La capacité de calcul à prix et surface constants double tous les dix-huit mois…Appliqué à la guerre, ce constat signifie que les barrières d’entrée à des capacités réservées naguère à des pays puissants s’abaissent au rythme exponentiel de la loi de Moore. C’est dans leurs effets de seuil que s’opposent ces deux lois. Celle d’Augustine rend inabordable toute une catégorie d’armements, celle de Moore en démocratise l’accès. Les Saoudiens ont assez d’argent pour acheter à prix d’or des avions de combat, pendant que les Houthis investissent dans les drones tueurs et les missiles balistiques aimablement fournis par l’Iran. Plus que les contraintes financières ou les barrières technologiques, c’est l’aptitude mentale et organisationnelle à l’innovation qui sera cruciale. La lutte pour la prééminence que se livrent désormais la Chine et les États-Unis impose aux superpuissances des logiques quantitatives et qualitatives de dépenses différentes de celles qui s’appliquent aux autres catégories d’acteurs…Les pays qui luttent contre leur déclassement stratégique, comme la Russie, la France ou le Royaume Uni, ou ceux qui tentent de monter dans la hiérarchie des puissances, comme l’Inde, se voient à leur tour amenés à s’engager dans ce nouveau type de course aux armements, rang oblige. La banalisation de la guerre risque d’être tout sauf ordinaire dans ses conséquences. Elle se manifeste de la façon la plus courante à travers les opérations conduites dans la cyber-sphère. Précisément parce que la cyberguerre, c’est tous les jours et tout le monde, les risques de dérapage sont extrêmement élevés, car une fois lâchés dans les réseaux, les virus informatiques sont aussi difficiles à maîtriser que leurs cousins biologiques échappés dans la nature…La généralisation des cyber-opérations multiplie les risques de dérapage pouvant provoquer la montée aux extrêmes. En élargissant le spectre de la conflictualité, la cyber-sphère contribue à l’accroissement du danger de guerre, y compris au niveau le plus extrême de violence. L’avènement à grande échelle des systèmes autonomes, et notamment des armes robotiques destinées à tuer sans ordre humain, pose une foule de problèmes éthiques et juridiques…Le résultat de ces évolutions, ce sont plus d’acteurs, petits et grands, capables et désireux de recourir à la force sur des théâtres d’opérations plus nombreux. Les « zones grises » de la conflictualité virent plus volontiers que naguère au noir. Si l’espace risque désormais de contribuer à alimenter le risque de guerre plutôt qu’à stabiliser la situation stratégique, c’est d’abord parce que le phénomène de démocratisation et de banalisation des moyens s’y accélère, alors que la montée de la superpuissance chinoise change la donne spatiale héritée de la guerre froide. Comme la neutralisation de satellites peut être sélective et que l’identification de sa cause peut poser problème, il est possible que l’espace extraterrestre soit le champ de bataille initial de toute crise majeure entre Pékin et Washington, notamment autour du sort de Taïwan. Ceux qui craignent une nouvelle guerre froide entre la Chine et les États-Unis ont tort ; dans les circonstances énumérées plus haut (armes hypervéloces, multiplication rapide du stock d’armes nucléaires de la Chine…), le risque est qu’elle ne soit ni froide ni limitée à des moyens dits « conventionnels ».
Chapitre IV UN MONDE SANS LOI, OU LE PIEGE DE KINDLEBERGER
A l’échelle régionale depuis 2013 en Syrie, la puissance dominante cesse d’exercer son hégémonie, mais sans que se présente pour l’heure une puissance montante susceptible de la remplacer…Par défaut, d’autres s’y précipitent, telles la Russie ou la Turquie, mais dont aucune n’a la capacité d’y établir une forme d’ordre à l’échelle de la région. Aujourd’hui, le système onusien est marginalisé par la conjonction d’une Russie disposant d’un pouvoir de perturbation mais non de proposition, d’une Amérique affaiblie concentrée sur ses problèmes intérieurs, de démocraties désunies, et d’une Chine devenue superpuissance qui n’a pas encore défini son rôle mondial, le tout sur toile de fond de puissances émergentes ou intermédiaires usant de leurs marges d’autonomie accrues. La Chine est une « force qui va », qui n’a visiblement pas de contribution multilatérale à faire, dépassant la défense étroite de ses intérêts idéologiques et matériels. L’incertitude et l’instabilité ne sont pas les meilleures compagnes de la paix. Cela vaut a fortiori quand il n’existe pas par ailleurs ni accord ni stabilité quant aux règles du jeu international censées régir le système international. Un ordre international ne peut pas se fonder sur ce qui revient à établir une société protectrice des dictateurs et des kleptocrates. Pour le moment, le Chine paraît moins intéressée par la transformation du système international que par son instrumentalisation. C’est une longue période de désordre qui se profile davantage qu’une tentative d’organisation du système international, donc Kindleberger plutôt que Thucydide. Ainsi, dans les prochaines décennies, le changement climatique alimentera la conflictualité à tous les niveaux, dès aujourd’hui en attisant les luttes urbaines et rurales ou en accroissant les flux de réfugiés, et par la suite entre les États, quand ils estimeront ne pas pouvoir obtenir une modération des politiques climatiques des autres pays par des voies pacifiques.
Chapitre V L’EUROPE DÉBOUSSOLÉE
Il y a donc urgence à comprendre comment nous en sommes arrivés là, sinon il y a fort à craindre que d’autres crises, notamment climatiques et guerrières, ne conduisent à d’autres désastres. Se lamenter sur ce déclassement ne saurait tenir lieu de politique. Une Europe herbivore dans un monde de carnassiers…D’une part, une Europe secouée sinon affaiblie, visiblement incapable d’agir à propos dans l’urgence, aura plus de mal à défendre ses intérêts et ses valeurs dans un monde où la prédation s’est durcie, et cela d’autant moins qu’elle n’inspire pas confiance…D’autre part, que penser de la capacité de l’Europe d’agir collectivement dans des guerres dont les adversaires sont des nations ou des groupes non étatiques, au vu du manque d’efficacité et de pertinence dans la guerre contre le virus ? L’Europe subit plus qu’elle ne peut maîtriser ces forces que sont la montée éruptive de la Chine, la réorientation américaine et le révisionnisme d’une Russie dont l’affaiblissement exacerbe plus qu’elle ne modère les instincts. Face à des antagonismes agiles, les Européens doivent pouvoir faire preuve d’une agilité au moins équivalente, dans le temps le plus court possible sur l’espace le plus vaste possible. (Brexit) Tout cela se calmera peut-être, mais en attendant, le Brexit affaiblit l’ensemble des protagonistes au plan stratégique. L’Europe, face à une Russie révisionniste, une Amérique occupée ailleurs, et une Chine menaçante, n’avait pas besoin de cela.
AND THE WINNER IS… ?
Avant même la pandémie, la prédation et la loi de la jungle progressaient partout, fût-ce à un rythme inégal. Avec la pandémie, non seulement toutes ces tendances se sont aggravées, notamment à travers l’extraordinaire coup de frein économique de 2020, mais encore le monde est passé d’un jeu à somme nulle à une ligne de résultat négative…Loin d’unir les efforts face au péril commun à travers un sursaut multilatéral pendant la crise sanitaire, le monde a assisté davantage à un chacun pour soi qui augure mal de notre capacité collective à affronter la menace existentielle que représente le changement climatique. Pendant ce temps, les moyens de la guerre ne cessent de se démocratiser, et ses domaines d’action de s’élargir. Entre la guerre cybernétique et informationnelle qui est quotidienne mais qui tue peu et l’apocalypse nucléaire toujours menaçante mais dont l’emploi reste fort heureusement encore virtuel, le spectre de la conflictualité ne connaît plus de césures aussi nettes entre ce qui relève de la non-guerre ou de la guerre. Dans un monde sans ordre, la tentation et la réalité du recours à la force sont de plus en plus prégnantes aux portes de l’Europe comme à l’épicentre économique et stratégique du monde que représente l’espace Indo-Pacifique, et cela à tous les niveaux, de l’action de groupes non étatiques au choc des superpuissances. Les guerres de toute nature seront désormais l’horizon incontournable de la vie de nos sociétés, et cela vaut aussi pour notre continent. Ce serait dommage de constater qu’à l’épreuve des faits, nous n’avons plus qu’un couteau sans lame auquel il manquerait une manche. Cette crainte explique l’accent que nous avons mis sur l’effort qui s’impose à nous face à la violence guerrière qui se lève.